Cérémonie de dévoilement d’une plaque dans l’hémicycle en mémoire de M. Valéry Giscard d’Estaing

Mercredi 2 février

Hémicycle de l'Assemblée nationale
Seul le prononcé fait foi

Messieurs les Premiers ministres,
Mesdames et messieurs les ministres,
Monsieur le Haut-Commissaire au Plan,
Messieurs les présidents,
Mesdames et messieurs les vice-présidents, 
Madame et monsieur les questeurs, 
Mesdames et messieurs les membres du Bureau,
Mesdames et messieurs les députés, chers collègues,
Messieurs les secrétaires généraux,
Mesdames, messieurs,

Le 2 février 1926, il y a 96 ans jour pour jour, Valéry Giscard d’Estaing naissait à Coblence.

Coblence ! Ville allemande au nom latin qui signifie « confluent », elle est le point de jonction de la Moselle et du Rhin pour les géographes, mais le point de friction du Nord et du Midi pour les historiens.

Sur ce Rhin romantique chanté par Brentano, la ville fut, des siècles durant, un enjeu stratégique.

Là fut inhumé le jeune général Marceau, après l’entrée des troupes révolutionnaires en Allemagne. Là fut créé l’éphémère département de Rhin-et-Moselle en 1801, avant que le territoire devienne, en 1815, possession de la Prusse.

En 1926, quand Valéry Giscard d’Estaing voit le jour, la France occupe la Rhénanie depuis trois ans ; c’est pourquoi son père, sorti major de l’Inspection des Finances, se trouve pour six mois encore directeur des finances au sein de la Haute-Commission interalliée pour les Territoires rhénans. 

Devant les problèmes économiques et financiers hérités de la Grande Guerre, on crie alors : « L’Allemagne paiera ! » Chaque époque a ses formules lapidaires et ses solutions simples, le malheur est qu’elles sont toujours trompeuses. 

Croyant solder les conséquences de la Première Guerre mondiale, les vainqueurs préparaient les conditions de la seconde.

Une leçon que retiendra plus tard le grand Européen que fut Valéry Giscard d’Estaing.

Un brillant sujet qui, au lycée Louis-le Grand, préparait Polytechnique. À dix-neuf ans pourtant, on l’oublie trop souvent, il prit les armes. Lui qui avait participé à la manifestation interdite des lycéens parisiens du 11 novembre 1940, le voici engagé volontaire dans l’armée de De Lattre : il combat dans les chars, au 2e Dragon, jusqu’en Allemagne, et sa bravoure au feu lui vaut la Croix de guerre et une citation.

C’est ainsi que, le 14 juillet 1945 à Paris, parmi les centaines de soldats et d’officiers qui défilent devant le général de Gaulle pour la première fête nationale de la victoire, on trouve, sous l’uniforme, le jeune Giscard d’Estaing.

Vingt-neuf ans plus tard, à pied, Valéry Giscard d’Estaing remonte l’avenue des Champs-Élysées, pour raviver la flamme du Soldat inconnu : il est devenu chef de l’État.

Entre ces deux dates, trois décennies de combats politiques, dans cette France de la Reconstruction qui veut revenir au premier plan des grandes puissances et s’efforce de se moderniser.

Ce sont d’abord les chantiers de la IVe République, quand Valéry Giscard d’Estaing, polytechnicien, énarque de la promotion « Europe » en 1951, inspecteur des finances, est choisi comme directeur-adjoint de cabinet par le président du Conseil, Edgar Faure.

Le 2 janvier 1956, il est élu député du Puy-de-Dôme, au scrutin de liste. Comme son grand-père Jacques Bardoux, comme son arrière-grand-père Agénor Bardoux, ministre de l’Instruction publique en 1877, comme ses aïeux Jean-Pierre et Camille de Montalivet, ministres de Napoléon et de Louis-Philippe, il entame son dialogue avec les Français.

Dans les livres d’histoire, le nom de Valéry Giscard d’Estaing est d’ores et déjà inscrit comme celui du jeune président de la République qui réforma la France ; mais permettez-moi, dans cet hémicycle où il est entré en 1956 et qu’il n’a définitivement quitté qu’en 2002, de saluer d’abord la mémoire de l’orateur parlementaire, du député de 29 ans, du secrétaire d’État de 32 ans, du ministre des Finances du général de Gaulle et de Georges Pompidou, capable de présenter le projet de loi de finances sans le moindre écrit sous les yeux. 

Homme de débat, homme de raison, il voulait convaincre et savait écouter. Son malheur fut d’avancer dans un monde bipolaire où les tensions idéologiques réduisaient les occasions de s’entendre. Pour autant, il ne renonça jamais à sa liberté d’analyse et, avec brio, imposa son style, si retenu et pourtant si personnel.

Dès l’année qui suit son élection, il s’exprime dans un débat capital, le 4 juillet 1957, quand l’Assemblée nationale est amenée à se prononcer sur la ratification du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne.

« Pour que notre pays, pour que l’Europe puisse profiter du Marché commun, celui-ci ne doit pas être un lieu de passage, prévient-il. Ce doit être, je crois, l’occasion, la raison que nous cherchons depuis dix ans, de rénover la structure de notre pays et de faire apparaître, derrière le masque un peu vieilli de Marianne, les traits d’un pays jeune. »

Tout son programme est déjà là, en germe, dans la conclusion de ce discours. Il ne reste qu’à le réaliser, au plus haut niveau.
Dès 1957, il demande une législation anti-trust, la fixation d’un tarif extérieur commun, des mesures pour abaisser les prix français.

Alors que la IVe République s’enlise dans la crise algérienne, il réclame une véritable réforme constitutionnelle. Le 1er juin 1958, Valéry Giscard d'Estaing vote la confiance au général de Gaulle quand celui-ci devient président du Conseil.

Réélu député pour la première législature de la Ve République, au scrutin uninominal cette fois, il s’impose dans la 2e circonscription du Puy-de-Dôme, qui le reconduira aux législatives 1962, 1967, 1968 et 1973. 

Valéry Giscard d’Estaing inaugure le nouveau système institutionnel dans lequel les membres du Gouvernement doivent céder leur siège à leur suppléant : il est en effet secrétaire d’État de 1959 à 1962, puis ministre des Finances et des Affaires économiques jusqu’en 1966. Dans l’ombre d’Antoine Pinay d’abord, puis en pleine lumière, il travaille à la restauration du franc, au relèvement de l’économie, à l’équilibre des comptes publics. 

Allié des gaullistes, il n’en reste pas moins le leader de ces « républicains indépendants » dont l’audace va jusqu’à dire « Oui, mais » au Général. En 1969, attaché au bicamérisme, il ose émettre des réserves dans la campagne référendaire et la victoire du « non » au projet de révision constitutionnelle entraîne la démission du chef de l’État.

De nouveau membre du Gouvernement sous la présidence de Georges Pompidou, il devient une personnalité centrale de la vie publique. Les Français apprennent à connaître ce ministre des Finances qui, sur un air d’accordéon, conjugue croissance économique et excédent budgétaire…

Quand s’éteint le président Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing choisit de « regarder la France au fond des yeux ». Il est candidat. Surclassant son rival gaulliste Jacques Chaban-Delmas, il assène à François Mitterrand que la gauche « n’a pas le monopole du cœur »… À 48 ans, il entre à l’Élysée.

Le nouveau Président renonce à dissoudre l’Assemblée nationale malgré les risques que représentent des élections législatives à mi-mandat. 

L’Assemblée nationale est alors présidée par son ancien mentor, Edgar Faure ; et c’est en application d’un engagement pris durant la campagne présidentielle qu’il institua un nouveau rendez-vous démocratique, les questions au Gouvernement, le 12 juin 1974. Oui, chaque fois que dans cet hémicycle, les députés peuvent interroger directement le Premier ministre et les membres du Gouvernement, c’est grâce à la volonté exprimée par Valéry Giscard d’Estaing de réaffirmer le rôle du Parlement ainsi que les droits de l’opposition.

Ceux-ci sortirent tout spécialement renforcés de la révision constitutionnelle qui ouvrit à soixante députés ou soixante sénateurs la saisine du Conseil constitutionnel. 

Entre-temps, Valéry Giscard d’Estaing avait fait le courageux pari de la jeunesse, avec l’abaissement de la majorité civique à 18 ans.

Le 16 juillet 1974, pour la première fois, le gouvernement français comportait un « secrétariat d’État à la Condition féminine », confié à Françoise Giroud.

Bientôt, le Parlement est appelé à se prononcer sur des réformes de société des plus fondamentales, comme le divorce par consentement mutuel et surtout la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. 

Un double choc pétrolier, la montée du chômage, firent oublier ces progrès indéniables. En 1981, François Mitterrand prenait sa revanche sur celui qu’il appela « l’homme du passif ». Un inoubliable « au revoir » ponctua théâtralement la fin de cet unique mandat présidentiel.

Mais « au revoir » ne veut pas dire « adieu ». Valéry Giscard d’Estaing continua de combattre. Certes la Constitution le rendait membre de droit du Conseil constitutionnel, mais l’ancien président de la République attendit vingt-trois ans, jusqu’en 2004, pour occuper ce fauteuil de sage. La politique l’habitait pleinement et il ne voulait pas être juge et partie.

Conseiller municipal de Chanonat et conseiller général du canton de Rochefort-Montagne à ses débuts, maire de Chamalières de 1967 à 1974, il plaidait dès 1977 pour une décentralisation approfondie dans Démocratie française, ce livre-programme qu’il avait eu l’audace de publier en cours de mandat.
Et c’est pourquoi, quand la décentralisation fut faite par ceux-là mêmes qui avaient mis fin à son expérience présidentielle, il s’en empara et devint conseiller général de Chamalières en 1982, puis, de 1986 à 2004, pendant dix-huit années, le très dynamique président de la région Auvergne, dont les anciens volcans semblèrent alors se réveiller, au bénéfice de l’emploi touristique et du développement local.

À la même époque, Valéry Giscard d’Estaing retrouve son siège de député en 1984, mandat qui lui sera renouvelé lors des scrutins de 1986, 1988, 1993 et 1997. Tout au long de sa carrière, il aura donc été onze fois élu député par le département du Puy-de-Dôme, auquel il resta toujours fidèle.

Élu président de la commission des Affaires étrangères de 1987, il demeure un analyste averti de la scène internationale.

N’avait-il pas créé le G6, en 1975, à Rambouillet, une initiative à l’origine du G7 actuel et de notre G7 parlementaire ?

En 1989, l’ancien défenseur du traité de Rome faisait son entrée au Parlement européen. Président du Mouvement européen jusqu’en 1997, président du Conseil des Communes et Régions d’Europe de 1997 à 2004, il vit la consécration de son engagement dans ce domaine en devenant, le 15 décembre 2001, le flamboyant président de la Convention pour l’avenir de l’Europe. 

Tel fut le haut personnage dont, le 2 décembre 2020, nous apprenions avec peine la disparition : l’Assemblée nationale observait immédiatement une minute de silence. 

Le lendemain, tandis qu’une journée de deuil national honorait la mémoire de l’ancien Président de la République, je proposais à notre Bureau qu’une plaque commémorative inscrive à jamais le nom de Valéry Giscard d’Estaing dans notre hémicycle. 

Le Bureau de l’Assemblée nationale approuva ce qui n’était que justice, pour le député, le ministre, le grand Européen, le président réformateur dont le legs doit être salué.

« Le temps est le plus sage de tous les conseillers », constatait Périclès. Nous tous qui avons vécu ces pages d’histoire, nous qui avons partagé les passions de la vie publique sous la Ve République, à l’heure de rendre hommage au président disparu nous mesurons l’ampleur du chemin, la mesure de la tâche accomplie. Qu’ils sont loin, oubliés, les accidents, les polémiques, les caprices des joutes électorales, quand on considère le bilan d’une vie tout entière dévouée à la collectivité. 

Oui, nous le voyons bien, la Ve République n’est plus la même depuis que Valéry Giscard d’Estaing l’a modernisée. Le Parlement s’est affirmé, et avec lui les droits de l’opposition. 

La place des femmes, enfin légitimée, n’a cessé de croître et nous ne pouvons que nous en réjouir, car comme il l’écrivait lui-même, « la suppression des discriminations qui pèsent encore sur les femmes est sans doute une affaire de justice, mais pas seulement de justice. Elle est plus encore un élément décisif de l’évolution sociale générale. Elle aidera notre société à éliminer plus complètement la violence, en même temps qu’à donner davantage le pas aux réalités sur les idéologies – en un mot à accéder à un stade supérieur d’éveil humain. »

Cet éveil, de manière visionnaire, il le devinait débarrassé de clivages et de divisions dont il annonçait la péremption.

Fier d’avoir mis à l’ordre du jour le mot de « pluralisme », il appelait de ses vœux une « démocratie forte et paisible », faisant appel à des citoyennes et des citoyens véritablement autonomes, « c’est-à-dire aux hommes et aux femmes, pris dans leur diversité et leur réalité complexe, dans leur droit à la différence, et dans leur égalité fondamentale ».

De là son souci de rassembler autour de lui des sociaux-démocrates, des radicaux, des démocrates-chrétiens, des libéraux, des gaullistes, du moment qu’ils avaient des objectifs communs : telles furent ces fameuses « majorités d’idée » dont parlait Edgar Faure et qui forgèrent, par convergence, par confluence, quelques grandes lois de la République.

Enfin, comme l’avait souhaité Valéry Giscard d’Estaing, on peut être républicain et européen, républicain parce qu’européen, européen parce que républicain. Il le savait : les étiquettes passent et trépassent, seule demeure la question de la valeur et à cette aune, c’est un homme de progrès et de concorde que nous saluons aujourd’hui.

Pour avoir voulu « une communauté d’hommes libres et responsables », le président Valéry Giscard d’Estaing fut, à sa manière et dans son temps, l’un de ces humanistes qui ont fait rayonner la France. 

Enfin, et je tiens à le dire en présence de sa famille ici réunie, cette plaque que nous apposons aujourd’hui honore aussi l’académicien, l’homme de lettres, l’ami des arts et du patrimoine qui sut transformer la vieille gare d’Orsay en un temple moderne de la culture : comme beaucoup d’autres ici, je me réjouis que ce merveilleux musée porte aujourd’hui son nom.

Aujourd’hui, Valéry Giscard d’Estaing n’est plus. Sa culture, ses talents, ses engagements pour la France et pour l’Europe appartiennent à l’Histoire et c’est pourquoi, au siège n° 210 de notre hémicycle, le dernier qu’il occupa en ces lieux, son nom restera gravé, tout comme son œuvre lui survit et lui survivra.

Je vous remercie.

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