Inauguration à l’Assemblée nationale de la "salle Aimé Césaire"

Mardi 1 mars

Assemblée nationale
Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Premier ministre,
Messieurs les Présidents,
Monsieur le ministre,
Madame et monsieur les questeurs,
Mesdames et messieurs les députés,
Monsieur le premier adjoint au maire de Fort-de-France,
Messieurs les secrétaires généraux,
Mesdames, messieurs,

Nous voici réunis dans la salle la plus fréquentée la plus passante du Palais-Bourbon ; et pourtant, elle n’avait jusqu’alors pas de nom. C’est donc avec fierté, et non sans une certaine solennité, que j’ai souhaité vous rassembler ici pour la nommer officiellement « Salle Aimé-Césaire ».

Depuis des années, par défaut, on appelle cet endroit le « salon d’accueil du public ». Tous les députés connaissent bien cette pièce où arrivent, pleins d’émotion, pleins d’interrogations, les groupes de visiteurs et notamment les scolaires, pour découvrir l’Assemblée nationale.

Les portraits de mes prédécesseurs les accueillent, avec bienveillance et gravité, mais à ma demande, le Bureau a souhaité que nos concitoyens, d’emblée, rencontrent ici un député hors du commun, un député qui fut aussi un poète et l’initiateur d’un mouvement étudié dans les universités du monde entier : Aimé Césaire.

En France, certains de nos grands écrivains ont voulu jouer un rôle politique actif et c’est ainsi que l’Assemblée nationale compte déjà une salle Lamartine et une salle Victor-Hugo. 

Mais le vingtième siècle, lui aussi, a eu ses députés poètes et il était juste de célébrer l’un des plus reconnus d’entre eux, qui représenta la Martinique pendant plus de quarante-sept ans.
Au temps d’Alphonse de Lamartine et de Victor Hugo, les îles des Antilles étaient encore des coloniesdont l’économie reposait sur l’esclavage. Dans leurs œuvres, dans leurs discours parlementaires, ces deux géants de la littérature combattirent cette monstruosité. En 1848, ils eurent enfin gain de cause et un ancien esclave, Louisy Mathieu, était élu représentant du peuple.

Quand Aimé Césaire naît, à Basse-Pointe, le 26 juin 1913, l’esclavage n’est donc aboli que depuis soixante-cinq ans à la Martinique… L’égalité juridique est encore une nouveauté dans le temps long de l’Histoire et l’égalité économique semble hors de portée. Ce sera donc un révolté qui grandira sur l’îleun révolté qui partira en métropole pour lui dire son fait.

Or, ce révolté choisit pour armes les mots. Non la violence, non la haine, mais la parole libératrice, la parole de vérité qui secoue les certitudes et oblige la société à changer.

Parmi ces mots, celui de « nègre » qui a fini par prendre un sens péjoratif : Césaire s’en empare, le brandit, le revendique, pour en faire l’étendard de tous ceux que le colonialisme oppresse.

À Paris en effet, où il est venu étudier, le jeune Césaire a fait des rencontres capitales : le Sénégalais Léopold Sdar Senghor, le Guyanais Léon Gontran Damas, futurs députés qui seront avec lui les principales plumes de L’Étudiant noir, la revue qu’ils publient ensemble. Petits moyens, grands effets ; c’est le « mouvement de la négritude » qui naît alors, un jet poétique et politique à la fois qui se saisit de la langue française pour lui faire dire, en des termes neufs, avec une vigueur nouvelle, que la liberté et la dignité humaines ignorent toutes les discriminations liées à la couleur de peau, à la naissance, à l’héritage du passé.

« Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : ‘’Embrassez-moi sans crainte et si je ne sais que parler c’est pour vous que je parlerai’’ », écrit le jeune normalien dans son Cahier d’un retour au pays natal, dont l’Assemblée nationale est fière de conserver aujourd’hui la première version, dactylographiée, corrigée à la main par son auteur. 

C’est dans cette œuvre forte que le poète prête ce serment qui va déterminer sa vie : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » Une phrase qui, vous le verrez bientôt, va s’afficher 
avec son nom et son portrait sur ces murs, tant elle condense la vérité de sa vie et de ses mandats.

« Je ne sépare pas mon action politique de mon engagement littéraire », disait d’ailleurs Aimé Césaire. Replié à la Martinique durant la guerre, il se rapproche du Parti communiste, dont il porte les couleurs lorsqu’il est élu successivement maire, conseiller général et député de Fort-de-France, en 1945.

Maire, il le restera jusqu’en 2001, pendant presque cinquante-six ans. Député, il sera douze fois réélu, siégeant à l’Assemblée nationale jusqu’en 1993. 

Durant cette carrière exceptionnelle, il fut un député actif, rapporteur dès 1946 de la loi qui érigeait en « départements d’Outre-mer » la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion.

Aimé Césaire fut aussi un orateur hors pair, capable d’interpeller avec virulence le ministre de l’Intérieur, affirmant avec éclat ses convictions. Le député de la Martinique, comme son île, avait en lui le feu des profondeurs terrestres et quand il parlait, c’était la Martinique tout entière qui tonnait, éruptive et fulminante.

Comme tout Martiniquais cependant, Aimé Césaire connaissait la double nature des éruptions volcaniques. Leurs nuées ardentes peuvent être destructrices, rayer une ville de la carte, comme Saint-Pierre en 1911 ; mais la lave en refroidissant fait aussi cette terre fertile où l’on peut cultiver et bâtir, cette glèbe rouge et noire d’où rejaillit la vie.

Césaire, l’homme volcan, fut de cette puissance-là. La lave sortait rouge, comme le communisme du temps de la guerre froide et de la décolonisation, mais pour lui elle devait renouveler et féconder la terre, non la brûler. Le stalinisme, le centralisme ? Autant de scories dont il ne tarda pas à se débarrasser, pour avancer en pleine lumière.

En 1956 en effet, c’est Budapest. Sur ordre de Moscou, les chars envahissent la petite Hongrie qui rêvait de démocratie et de liberté. Les temps changent, l’impérialisme reste… Homme de vérité, homme d’émancipation, Aimé Césaire se sent alors trahi dans ses espérances, floué, Sali Il écrit une longue lettre à Maurice Thorez, par laquelle, pour rester fidèle à ses engagements, il rompt définitivement avec son parti. 

« L’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes, déclare-t-il. Celles qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime. C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres. »

Pour Aimé Césaire, la Martinique doit trouver son propre chemin, et les Martiniquais le suivent. Fondateur du Parti progressiste martiniquais, il continue d’incarner l’opposition de gauche, mais dans le strict respect de la personne humaine et de la légalité.

Dans ses engagements électoraux, il plaide pour l’autonomie de la Martinique, qu’il distingue clairement de l’indépendance. Il condamne « le colonialisme et le racisme impénitents ».

À l’Assemblée nationale, de 1958 à 1979, il intervient chaque année sur le budget des DOM-TOM. Il s’exprime aussi sur tous les textes qui concernent l’outre-mer, qu’il s’agisse du régime foncier, de la planification, du développement.

Siégeant parmi les non-inscrits aux débuts de la Cinquième République, il s’apparente au Groupe socialiste et radical de gauche en 1974. 

Avec l’alternance de 1981, il fait partie de la majorité, tout en laissant entendre sa différence. Dans le débatsur la décentralisation, il demande que l’Outre-mer y ait toute sa place. Le maire de Fort-de-France, conseiller général jusqu’en 1970, présidera d’ailleurs le conseil régional de la Martinique de 1983 à 1986.

Et quand, en 1988, il est prévu de commémorer l’abolition de l’esclavage, le député Césaire rend hommage à Victor Schœlcher, tout en précisant que l’on ne pouvait s’autoriser de cette mémoire « pour approuver ou soutenir une politique de nivellement des identités régionales ». L’humanisme selon Césaire n’était pas la négation des différences, mais leur reconnaissance mutuelle et la recherche de ce qui, au-delà des différences, nous renforce tous, dans la conquête de la dignité humaine.

Tel fut le grand député que quelques-uns d’entre nous, Monsieur le Président Mermaz, eurent la chance de côtoyer, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale – ou bien sous la nef de notre bibliothèque, dont il appréciait tant le silence studieux et les précieuses collections.

Quand Aimé Césaire s’éteignit, le 17 avril 2008, la France sentit qu’elle avait perdu un grand esprit, en même temps qu’une grande voix. Le poète repose à Fort-de-France, mais son nom est gravé au Panthéon, parmi ces hommes et ces femmes qui, des Lumières à la Résistance, 
de Jean-Jacques Rousseau à Joséphine Baker, ont conçu, construit et consolidé notre idéal humaniste.

Il est juste qu’aujourd’hui, le nom d’Aimé Césaire entre aussi dans la pierre du Palais-Bourbon.

En un moment où les dérives identitaires égarent tant les esprits, où les discours les plus douteux tentent de donner un second souffle aux idéologies racistes qu’on croyait périmées pour toujours, je suis heureux et fier de saluer l’éclatante mémoire d’Aimé Césaire.

Pensons à tous les enfants, à tous les adolescents, à ces futurs citoyens venus de partout découvrir le Palais-Bourbon : il est important de leur apprendre qu’ici, pendant presque un demi-siècle, siégea l’auteur du Discours contre le colonialisme et le biographe de Toussaint Louverture. Un fils de la Martinique, membre de la représentation nationale, qui s’adressait au monde.

Avant de dévoiler la plaque, je voudrais aussi saluer l’engagement de notre ancien collègue Serge Letchimy, compagnon de route d’Aimé Césaire et aujourd’hui président de la collectivité territoriale de la Martinique, qui a plaidé avec ardeur pour cet hommage et a bien voulu me mettre en relation avec la famille Césaire. Il n’a pu être présent parmi nous aujourd’hui, mais pour que cette cérémonie soit pleinement transatlantique, je donne la parole à Mme la députée Josette Manin, qui parlera en son nom.

Oui, « le combat, le séculaire combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné », et c’est « tous les jours qu’il vaut la peine d’être livré ». 

Voilà une vérité que nous ne devons jamais oublier ici et c’est pourquoi, au nom de l’Assemblée nationale, je dédie maintenant cette salle à notre ancien collègue Aimé Césaire.


 

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